L’Œcoïatrie et les femmes

 

Marine Chevalier, Université de Tours, CESR

Introduction

Christofle Landré, « docteur en Médecine et Lecteur de feu de bonne mémoire Monseigneur le Duc d’Orléans »[1], rédigea au milieu du XVIe siècle une pharmacopée particulière en vue du soin domestique : l’Œcoïatrie. Dès l’ouverture de cette Œcoïatrie, Landré précise qu’elle « contient grans secretz sous choses domestiques & de nul pris » et qu’elle est « recueillie des livres de Dioscorides, Galen, & autres »[2]. Ces premiers renseignements vont effectivement de pair avec le titre qui, comme l’étymologie l’indique – œco-, foyer, et -iatrie, spécialité médicale –, rend compte d’une spécialité médicale attribuée à la maison, au domestique. Telles la pédiatrie, médecine spécialiste des enfants, et la psychiatrie, médecine de l’esprit, l’œcoïatrie devient celle du foyer. Cette nouvelle spécialité médicale du milieu domestique vise, en toute logique, à renseigner sur les savoirs médicaux utilisés et façonnables au quotidien. De la sorte, par le titre et la première phrase d’ouverture, nous pouvons affirmer que Landré nous conduit à la découverte d’une médecine quotidienne savante. En l’occurrence une médecine prescrite par « Dioscoride, Galen, & autres », soit des autorités du savoir médical. Cela dit, nous pouvons supposer que ces maîtres en médecine et tous ces « autres » utilisés comme références médicales sont des œcoïatres en puissance et en acte.

L’ambition de la présente étude est de montrer que les femmes sont, comme les hommes, bénéficiaires de l’œcoïatrie mais, qu’à leur différence, même la femme anonyme est œcoïatre. Cette place de la femme est extrêmement importante si l’on veut comprendre à la fois la nouveauté de l’ouvrage et la particularité de son auteur. Ainsi, en prenant appui sur le texte, nous détaillerons, dans un premier temps, la place de la femme en tant que figure soignée, puis dans un second temps comme figure soignante, œcoïatre.

Femmes, figures soignées

Figures similaires aux hommes

Au milieu du XVIe siècle, Christofle Landré nous dit dans son épître dédicatoire que la moralité et l’ambition d’apporter quelque chose à sa communauté ne sont malheureusement pas récompensées alors qu’au contraire, l’« avarice » et le vice conduisent aux grandes « enseignes », à la renommée publique[3]. Cette avarice est, selon Landré, d’autant plus déplorable en médecine qu’elle conduit à l’inverse de la mission du médecin. Principalement intéressés par l’argent, ses confrères ne soigneraient qu’au moyen de remèdes onéreux et hors de portée des pauvres, séparant ces derniers d’un droit au soin et les conduisant fatalement à la mort :

Les povres membres de la cité soutenans par leurs journels labeurs le faix de la Republique, n’y peuvent pas toucher du doigt. Dont s’ensuit maintefois, que ou la maladie de soy legere & breve, soit faite par accident, c’est à dire, par contemnement de povreté, longue & difficile : ou que celle qui est salubre, par negligence devienne mortelle.[4]

Cette spécialité œcoïatrique cherche une possibilité pour tous – hommes, femmes mais surtout démunis – de se soigner. Cette population dénigrée faute d’argent devient le premier bénéficiaire du médecin œcoïatre, puisque comme l’affirme Roy Porter, encore à la Renaissance, « la médecine commence au foyer. Se soigner soi-même, administrer des remèdes aux membres de la famille et, plus généralement, soigner des amis, sont des pratiques habituelles au début de l’époque moderne »[5]. La médecine domestique étant la première, c’est dans ce cadre que Landré entreprend d’établir un soin efficace accessible à tous. Ainsi, les pauvres, en tant que piliers de la République, vont recevoir un recueil de remèdes produits à partir de déchets domestiques (fientes, urines, limaces, boues, coquilles, cendre, suie…) et prodigués par des autorités de la médecine du foyer.

À ce titre de piliers de la République, tous les individus laborieux vont pouvoir se soigner au mieux au quotidien : plaies, maux de gorge, calculs rénaux, etc., chacune des maladies courantes, mais aussi des maladies plus virulentes, telles que la peste, vont être l’objet de remèdes faits à base de restes domestiques.

Cela étant, si nous affirmons que les femmes, tout comme les hommes, sont les piliers de la République selon Landré, c’est parce qu’elles sont au même titre qu’eux, des corps à soigner. Par exemple, lorsqu’il s’agit de guérir un patient de l’épilepsie, Landré prescrit l’absorption de poudre de crâne humain masculin ou féminin selon le sexe de son patient :

Les os de l’homme, sur tous autres, ont une oculte proprieté, de guarir d’epilepsie, que les Latins appellent morbus comitialis, & les povres singes [sages] Arabes nomment, voulans suyvre les Grecs, epilentia, & en nostre vulgaire est dit, le haut mal, ou mal sainct Jean : quand à estomach jun, ils sont bus, redigez en cendre. Galen ne dit point comment, ne quelz. Les Arabes dient avec vin clairet : & veulent, que si c’est homme pacient, que les os soyent du craine d’un l’homme : si c’est femme, de femme, pour une respective antipathie. Toutefois ayant usé par quarante matins, de cendre d’autres os, que ceux du test, avec decoction de peone, garenty à Tours une jeune fille, fort souvent affaittée du mal.[6]

Dans ce cas de l’épilepsie, nous constatons que cette maladie n’a pas de différence de traitement entre les sexes, sinon l’association du genre dans les os à « rediger en cendre ». Peut-être n’est-ce pas important, mais à une époque où les maladies des femmes sont souvent régies par un utérus capricieux[7], il semble très clair ici que l’épilepsie féminine ne trouve pas sa source dans la matrice mais bien, similairement à l’homme, dans la boîte crânienne.

Figures différentes des hommes

Cependant, depuis l’Antiquité, il est d’usage en médecine de différencier les corps féminins des corps masculins. Pour Hippocrate, toutes les maladies des femmes sont issues d’un dérèglement de l’utérus, nommé aussi matrice[8]. A posteriori, chez Galien, les maladies féminines sont intégrées à toutes les autres pathologies et il utilise même la fonction naturelle des menstruations pour défendre la thérapie par saignée[9]. Bien que de nombreux traités soient destinés aux particularités du corps féminin, notamment avec Girolamo Mercuriale et son De morbis muliebribus prælectiones édité par Gaspard Bauhin à Bâle en 1582, les maladies dites de femmes ne sont plus seulement dues à des pathologies utérines comme chez Hippocrate.

Dans l’Œcoïatrie de Landré, la matrice n’est jamais considérée comme une cause de dérèglement. Pour autant, il y a bien plusieurs mentions des douleurs féminines à soigner, notamment en ce qui concerne les menstruations et les seins :

Des entre-deux des Noix, & coquilles d’icelles.

Ce qui est entre les noyaux de la noix, inutile à manger, ha en soy une occulte proprieté de saner toutes colliques destrempé avec vin blanc, & beu en la douleur. Ce mesme, selon l’opinion de Dioscoride, bruslé, & pulverisé, & meslé avec vin, appliqué sur le nombril, arreste les menstrues, c’est à dire, les males semaines des femmes. Grand secret ha mis Dieu en ces viles coquilles de noix : car icelles bruslées, & broyées & meslées avec vin & huile, entretiennent le poil des enfans, & empeschent toute fluxion de cheveux : lequel affect les Grecs appellent ou ophiase ou alopecie. Toute la noix brulée avec sa coquille, & apposée sur le nombril du pacient, soudainement luy oste les trenchezons, que les sottes matrones nomment la mere.[10]

 

Des Fanges, & Bouës des rues.

Les Fanges sont si contempiles, & de nul pris, qu’un chacun voulant dedaigner un autre, dit : Je me soucie autant de luy, que de la bouë qui me sort des souliers. […] Malheureux seroit celuy qui voudroit celer chose dressée au proufit des femmes, veu qu’elles endurent tant de travaux pour nous. Or vous en voyez apres leur part tomber en grosse fievre pour la regurgitacion du lait de leurs mammelles. Ce que quand vous orrez prenez la fange trouvée au fonz de l’auge des couteliers ou esmouleurs, & en illinez la mammelle flegmonée, en une nuit vous appaiserez la douleur. Ce que ne font souvent les gardes, ny autre femmage en quinze jours par leur ciguë, par leur lessive, par leur populeon. Je ne dy pas, que si c’est pour appliquer à quelque femme delicate, qui fastidiroit communs medicamens, que pour adjouter grace, ny puissiez mesler peu d’huile rosat.[11]

Dans ces deux passages, il n’est pas question de résoudre une stérilité, alors considérée comme une maladie, ni de donner des remèdes de contraception, bien que Landré dise comment arrêter les règles. Le propos est de soulager et, plus précisément encore, de résoudre des soucis courants, à savoir les douleurs de « menstrues » et les incommodités liées à l’enfantement. D’un point de vue méthodologique, ces questions ne se suivent pas, puisque la classification des maladies se fait selon l’énumération de la pharmacopée. Ainsi, les remèdes attribués aux femmes se fondent dans la globalité.

Chose intrigante pour notre regard moderne, Landré accorde une place très importante à la cosmétique :

De la fiente des petites Lisardes [lézards].

Les femmes aagées, & rideés, estudiantes se concilier grace de beauté, devroyent avoir en recommandacion cette fiente. Car c’est celle sur toutes choses, laquelle estend le plus le cuir corrugé, & donne splendeur, & fait beau & gracieux le teint de la Dame. Et pource que c’est la gloire de l’homme, que la femme, & que l’homme s’egare souvent, & va à porte couté, je veux en la bonne grace des Dames, ordonner un dealbatoire : lequel on peut à bon droit nommer enrichissement de beauté : auquel ne sont à comparer en rien les fucz, & fars par ci devant trouvez.

Prenez fiente de petites lisardes, os de seiche, tartare de vin blanc, rasure de corne de cerf, coral blanc, farine de ris, autant d’un que d’autre, & les battez long temps en un mortier, puis les cribrez subtilement : en apres laissez les tremper par une nuict en eaue distillée d’esgale partie d’amendes douces, de limacs des vignes, ou jardrins, & de fleur de boillon blanc. Ce fait adjoutez y le poiz d’autant de miel blanc, & derechef incorporez le tout ensemble en mortier, & gardez precieusement ledit dealbatoire en vaisseau, ou d’argent, ou de pur voirre, & vous en illinez le soir, le visage, poitrine, mammelles, & vous verrez miracle.[12]

 

Des limaçons rouges

[…] Je trouve un merveilleux secret, en ces limaçons. Je prens des limaçons rouges, & fleurs de romarin en egale porcion. Je les detrenche menus ensemble, puis en un beau pot plombé, & bien lutté mets le tout, par quarante jours, sous fumier de cheval : apres lequel temps exprime du tout l’huile : laquelle j’enferme en une phiole de verre, bien bouchée : & puis l’expose au soleil quelque temps. Icelle huile, Lecteur, garentit sur l’heure les femmes de torsions & trenchées qu’elles endurent, tant devant qu’apres leur enfantement. Je pry les Dames, lesquelles ont le ventre, & pubes tout ridé, pour les frequentes portures, d’user de laditte huile. Car leur ventre deviendra en brief aussi tendu, que le parchemin d’un tabourin.[13]

Le souci des rides, de la couleur de peau ou de la peau détendue en général est extrêmement explicite. L’obsession esthétique du corps féminin n’est pas exclusive à notre époque contemporaine et rentrait déjà il y a cinq siècles dans des enjeux de soins quotidiens. Au-delà de cet aspect purement visuel, que nous autres contemporains pourrions qualifier négativement d’artificiel, il faut se rappeler qu’à la Renaissance, l’apparence n’est pas qu’une simple question de séduction ou d’esthétisme. En effet, au XVIe siècle, comme nous l’explique l’historien Robert Muchembled, le visuel est en corrélation avec l’âme :

Un libraire imprimeur dénommé Guillaume Bouchet publia à partir de 1584 des recueils de conversations et de contes intitulés les Serées, censés se passer dans des soirées entre bourgeois de Poitiers, sa ville d’origine. Humaniste, lecteur boulimique, il y déversait des connaissances foisonnantes, où la médecine prenait une place importante. On note à propos du thème féminin que la tradition platonicienne survit dans cet univers provincial : Dieu a crée toutes choses et « comme il y a correspondance entre le corps et l’âme, ainsi la beauté corporelle est comme une image de la beauté de l’âme ». Mais à l’époque de Bouchet, l’admiration n’est plus béate. Un autre participant, reprenant la leçon médicale, fort différente de la tradition poétique et philosophique, précise que « la femme fort belle, estant froide et humide au second degré, estant d’un tempérament propre et convenable à cela : et pour ceste cause elle correspond quasi à tous les hommes et tous les hommes la désirent ». La conversation continue à propos des belles et laides dames, avec des anecdotes rabelaisiennes sur la manière d’« accommoder » les secondes en leur couvrant la tête d’un sac ou en appelant Bacchus à l’aide, puis est débattue l’idée selon laquelle « on n’aime pas les laides femmes, à cause que le plus souvent elles sont sorcières, et le proverbe commun dit : laide comme une sorcière ». L’opinion convergente du médecin Cardan est signalée, ainsi que celle de Jean Bodin dans sa Démonomanie récemment publiée, pour lequel « leur laideur est cause de quoy elles sont sorcières et qu’elles s’adonnent aux diables », car, si elles pouvaient trouver mieux, elles n’accepteraient pas de tels amoureux.[14]

Peut-on supposer que prendre soin de son apparence soit une manière de soigner son âme ? Et peut-on supposer que Landré ait à l’esprit cette problématique de sorcellerie quand il prodigue aux femmes les plus pauvres des moyens de s’embellir, dans cette période propice aux bûchers ? Y a t-il chez lui un acte de protection envers ces femmes ?

Bien qu’il soit difficile d’affirmer ces réflexions catégoriquement, il n’est pas inutile de les mentionner car souvent ce qui n’est pas dit par l’auteur peut être ce qui lui semble le plus évident.

Enfin, nous avions commencé cette partie sur les femmes soignées en disant qu’elles étaient au même titre que les hommes pauvres, selon Landré, les piliers de la République. Cette place de la femme laborieuse est particulièrement appuyée, au chapitre vu plus avant, concernant les vertus des boues et des fanges. Landré y dit « malheureux seroit celuy qui voudroit celer chose dressée au proufit des femmes, veu qu’elles endurent tant de travaux pour nous ». Cette phrase n’est pas anodine, qu’entend-il par ce « qu’elles endurent tant de travaux pour nous » ? Ce « nous » pourrait logiquement renvoyer aux hommes puisque Landré en est un, mais de quels « travaux » parle t-il ?

Si nous reprenons Muchembled, cette fois-ci dans son ouvrage sur la culture populaire de la Renaissance, le portrait qu’il fait de la femme nous éclaire :

Le rôle des femmes dans la transmission de la culture populaire est sans commune mesure avec la situation extrêmement défavorable que leur impose la culture officielle. Faible, impure, sans âme peut-être, selon les conceptions qu’expriment alors à l’envi les hommes d’Église et beaucoup de lettrés, la femme n’est théoriquement que soumission : à son père, à son mari, à sa famille en général. Elle doit se contenter des fonctions domestiques. Elle voit son corps lui échapper et produire des enfants à un rythme qu’aucune contraception efficace ne modère. À partir de 1556 un édit royal lui promet même le dernier supplice si elle tente d’avorter.[15]

À l’en croire, les femmes endurent tous les travaux domestiques. Elle est :

le réceptacle de la culture populaire. […]. Sa fonction double de mère au foyer et d’ouvrier agricole la met en relation aussi bien avec la nature et les animaux qu’avec un espace intérieur peuplé d’enfants et de problèmes domestiques. […] En somme, elle est le trait d’union entre le monde et le corps humain.[16]

Cette affirmation de Muchembled nous aide à comprendre le contexte de Landré. En effet, la femme est la force anonyme de sa communauté. Par le fait qu’elle est maîtresse du foyer, et donc indirectement pilier de la République, la femme mérite toutes les attentions du médecin. Car sans elle, non seulement la patrie s’écroule, mais l’avenir perd de sa puissance puisqu’elle est garante du quotidien.

Femmes, figures soignantes

Références du savoir thérapeutique œcoïatrique

C’est en tant que garante du quotidien de la Renaissance que nous continuons à comprendre la place des femmes en œcoïatrie. En effet, selon Robert Muchembled et Roy Porter, cité en amont pour l’origine d’une médecine au foyer, le soin est une responsabilité féminine :

Elle parcourt le monde des hommes avec les mêmes yeux qu’eux, mais connaît aussi ce à quoi ils ne portent pas attention : elle est une spécialiste du corps humain, dont elle connaît la forme en l’habillant, le ventre en le nourrissant, les fonctions vitales qu’elle observe obligatoirement en action chez ses enfants ; elle transforme le cru en cuit – c’est-à-dire la nature en culture – ; elle soigne ; elle accouche et nourrit de son lait. En somme, elle est le trait d’union entre le monde et le corps humain. Située à l’intersection de la vie, et donc de la mort, elle est de ce fait portée à interpréter les signes du danger, corporels ou « naturels », et à les relier entre eux. Aussi, déduit-elle du macrocosme ce qui peut avoir une action sur le microcosme du corps humain, et vice versa. Vieillissante, elle tire de son expérience une certaine puissance sociale, un certain respect, même si elle n’est ni guérisseuse ni sorcière.[17]

Cette primeur du rôle féminin dans la médecine de la maison, dans l’œcoïatrie, ne peut qu’affirmer la place de la femme comme référence thérapeutique dans ce domaine. Et en effet, bien qu’il cite Galien, Dioscoride, Pline ou encore Paul d’Égine, tous des autorités en matière de médecine institutionnelle, Landré n’hésite pas à citer les connaissances des femmes en général, ou des matrones et nourrices :

De la corne

[…] Or les auteurs ont laissé par escrit, que la corne de Cerf redigée en cendre, est une plus que credible medecine à ceux qui crachent le sang, à ceux qui ont choliques, & iliaques passions : lesquelles les femmes nomment Miserere mei. Et comme chose de grande vertu, la meslent aux collyres pour asseicher les yeux lacrimans.[18]

 

De la cendre

[…] Car toutes choses acres, comme apres Platon, desmontre Galen, par l’adustion perdent de leur chaleur, & toutes autres par adustion en acquestent. Parquoy je m’esbahy comment les femmes font si grand cas de la cendre des sarmens, veu, que comme dit Dioscoride, elle ha en soy force caustique, c’est à dire, de faire escharre. Si est-ce toutefois que ledit Dioscoride confesse, & experience l’approuve, que la lexive de sarmens buë avec peu de sel, est presentissime remede à ceux qui endurent suffoquacion de potirons. Et ce qui te sera nouveau de croire : Je guarenty plusieurs atteints desia de peste leur donnant grande copie de l’eaue à boire en laquelle j’avoye fait esteindre de la cendre chaude, prinse au foyer, les contreingnant de suer apres ladite cendre prinse.[19]

Dans cet extrait de l’Œcoïatrie instruisant sur les bienfaits de la cendre, Landré avoue être « esbahy » par le savoir des femmes qui, sans a priori avoir lu Platon, Galien ou Dioscoride, « font grand cas » de la cendre en matière de thérapeutique. Peut-être ont-elles lu ou entendu parler des savoirs écrits philosophiques et médicaux mais le verbe « s’ébahir » employé par Landré renvoie à l’étonnement, à la surprise, et donc au non-logique, au non-ordinaire, au non-admis. À l’évidence, Landré place leur savoir sous le signe de l’expérience : par expérience, de mères en filles, les femmes savent. Une expérience dont il souligne la valeur :

Mais je te diray que nos predecesseurs ont souvent prins le jugement, non seulement des qualitez manifestes, mais aussi des ocultes vertus, & specifique proprieté par l’experience.[20]

Dans ce premier exemple, l’expérience justifie la médecine et justifie l’objet-même de son Œcoïatrie qui vise à révéler la vertu des choses viles et malodorantes. Ensuite, l’expérience sert à trouver, à prouver, de nouvelles choses et même à contredire Galien si nécessaire :

Toutefois j’en ay veu tant d’experiences, & à divers temperamens, que je suis contreint pour la defense de verité, dire que jamais Galen ne conneut la bonté de ladite fiente.[21]

Enfin, et malgré de nombreuses autres occurrences de ce terme, l’expérience est ici gratifiée du titre de maîtresse des arts :

Ce neantmoins il peut avenir tel accident, que les Gazes Persiques ne pourroyent autant servir, comme font lesdites fanges : ce que la maistresse des ars, experience, assez demonstre, combien que nul des anciens, que j’ay leu, en ayt touché.[22]

Une prise de position très importante puisqu’elle justifie toutes les affirmations et confrontations. De même, puisque la médecine moderne pose ses prémices à la Renaissance[23] en s’opposant au « charlatanisme », il faudrait pouvoir lire cette affirmation dans un cadre de définition du charlatanisme. Pour cela, nous citons Isabelle Stengers, philosophe des sciences :

La guérison ne prouve rien. Je propose de définir la médecine au sens moderne, par opposition aux thérapies traditionnelles ou à la médecine médiévale, non par une doctrine ou des pratiques, qui sont en mutations continuelles, mais par la conscience de ce fait. Il a un corrélat : l’objectif poursuivi par la médecine (guérir) ne suffit pas à faire la différence entre pratique rationnelle et pratique de charlatan. L’impératif de rationalité et la dénonciation du charlatan deviennent en ce sens solidaires : le charlatan est désormais défini comme celui qui revendique ses guérisons pour preuves.[24]

En ce sens, le charlatan guérit bien, mais la guérison qu’il procure ne suffit plus, pour les modernes, à les penser médecins. Or en mettant l’expérience au premier plan, le charlatan, le sorcier ou la sorcière, ne sont-ils pas couverts, qui plus est par un médecin institutionnel, titulaire du titre ?

Par expérience, Landré va donc citer le savoir des nourrices. Encore des femmes qui ont une expérience du corps dans le cadre familial :

De la salive de l’Homme

[…] Les nourrisses guarissent toutes lichenes, froncles, & autres gratelles de leurs nourrissons, les frottans de leur salive. Il faut que la salive ayt une grande faculté de discuter, veu que du froment cru, long temps masché, par la vertu de la salive ameine à maturité tous froncles.[25]

Entre autres qualités de la salive, comme celle de tuer les serpents si elle provient d’un homme à jeun de trois jours, ou de guérir de la peste quand elle est mélangée à du mercure, on retrouve l’expérience des nourrices. Le fait, là encore, que ces femmes aient, elles aussi, leur place parmi les maîtres en œcoïatrie n’est pas négligeable.

Enfin, et pour ultime référence au savoir médical féminin, bien que moins flatteur, il évoque les matrones, c’est-à-dire les sages-femmes, dans un passage que nous avions déjà évoqué en première partie :

Des entre-deux des Noix, & coquilles d’icelles.

Ce qui est entre les noyaux de la noix, inutile à manger, ha en soy une occulte proprieté de saner toutes colliques destrempé avec vin blanc, & beu en la douleur. Ce mesme, selon l’opinion de Dioscoride, bruslé, & pulverisé, & meslé avec vin, appliqué sur le nombril, arreste les menstrues, c’est à dire, les males semaines des femmes. Grand secret ha mis Dieu en ces viles coquilles de noix : car icelles bruslées, & broyées & meslées avec vin & huile, entretiennent le poil des enfans, & empeschent toute fluxion de cheveux : lequel affect les Grecs appellent ou ophiase ou alopecie. Toute la noix brulée avec sa coquille, & apposée sur le nombril du pacient, soudainement luy oste les trenchezons, que les sottes matrones nomment la mere.[26]

Si nous avions vu, dans un premier temps, que le soin porté aux femmes faisait partie intégrante de l’Œcoïatrie de Landré, la suite du chapitre réservé aux coquilles de noix indique que cette pharmacopée prodiguée par l’auteur contre les « trenchezons », ou tranchées, semble être connue des « matrones ». Si elles ne la connaissent pas, ce qui n’est pas exclu, tout au moins elles connaissent ce problème de santé puisque d’après Landré elles le nomment « la mere ».

Bien qu’il les traite de « sottes », c’est-à-dire de non-savantes au sens universitaire, Landré les cite pour faire valoir le vocabulaire utilisé par ces praticiennes. Dès lors, peut-être que ce vocabulaire oral féminin, probablement connu de la plèbe, tient un rôle dans la réception de son ouvrage. Mais avant de finir sur cette question de réception de l’œuvre et de son destinataire, faisons le point quant à ces femmes sources de santé quotidienne.

Bien que certaines aient une fonction particulière, telles les nourrices ou matrones, globalement les femmes dont parle Landré sont des plus communes et, même lorsqu’elles occupent une fonction, il ne cite que le groupe, et ne fait pas de référence nominative comme pour les Anciens. Pourtant, elles ont un même statut d’autorité. Elles sont, en tant que femmes d’expérience en soins quotidiens, posées comme œcoïatres. Par l’expérience du corps et de l’environnement, Landré fait se rejoindre, via une pharmacopée domestique, la médecine corporative et la médecine traditionnelle.

Sans plus de justification que l’expérience, Landré valide institutionnellement, la connaissance quotidienne des femmes, en les mêlant aux médecins renommés.

Destinataires du savoir œcoïatrique

Cela étant proposé, il nous faut nous poser la question du destinataire de l’Œcoïatrie de Landré. À qui s’adresse t-il ? Bien que la question mérite une longue recherche, que cela soit sur le type d’acheteur du livre ou sur les capacités des pauvres à acquérir ce genre d’ouvrage et même à les lire, nous nous contenterons ici de nous demander par qui ce savoir médical sera utilisé.

Il semble très évident, qu’en tant que médecin de cour – et Lecteur du Duc d’Orléans, jeune Charles de France, fils de François Ier –, Landré soit lu par ses confrères. Ce postulat nous permettrait d’expliquer pourquoi tant de références à Galien – avec 29 occurrences du nom « Galen » –, sans compter les autres auteurs[27], peuvent être relevées dans ce court ouvrage. Le renvoi à ces auteurs valide, en effet, cette nouvelle spécialité œcoïatrique.

Cependant, quel intérêt y a t-il pour un médecin de s’adresser à ses confrères hors de leur langue corporative qui est le latin ? Ce premier choix du vernaculaire indique une adresse large car, comme Landré l’écrit dès la première phrase de son épître dédicatoire à Gérard Roussel Évêque d’Oloron : « Bien heureux est celuy, Reverend Seigneur, lequel se reputant nay à la louenge de Dieu, aux ornemens & proufis de l’humeine societé, journellement s’efforce apporter quelque bonne chose en commun, soit en fait, ou en parole »[28]. Cette ouverture d’épître est essentielle car elle indique la volonté de l’auteur d’apporter quelque chose à « l’humaine société ». Or, au vu de ce que nous avons dit jusqu’ici, il est possible d’admettre que son ouvrage soit cette « bonne chose » mise « en commun » par ses « faits » et ses « paroles ». Un geste littéraire et pratique qui apporte du bon à la partie de la société délaissée par ses confrères cupides. Peu importe les divers intermédiaires de transmission possibles entre Landré et le pauvre peuple, l’Œcoïatrie est, sans être directement lue par la plèbe, écrite en son nom.

Par ailleurs, via l’histoire de la médecine et l’histoire des mentalités, nous ne pouvons qu’attester l’adresse faite aux femmes puisque la médecine au XVIe siècle est inhérente au foyer et à sa maîtresse, symbole de durabilité, de soin et de mémoire culturelle. Nous pourrions réfuter ce postulat en disant que l’habitude du médecin est de visiter ses patients à domicile, et que donc le savoir œcoïatrique servirait de secours au praticien institué, grâce aux restes trouvés au sein de la maison. En effet, le médecin est ambulant et cette condition lui permet, comme de nombreux traités médicaux le démontrent notamment celui d’Ambroise Paré sur la peste[29], de prodiguer les remèdes adéquats au patient en fonction du lieu dans lequel il vit. En n’oubliant pas l’interdépendance du corps avec son environnement, la place du lieu de vie dans la thérapie est centrale pour toute médecine galénique[30]. Le seul Traité des Airs, des Eaux et des Lieux d’Hippocrate témoigne de cette importance.

Or, je n’oserais dire que ce savoir œcoïatrique ne concerne pas les médecins institués puisqu’ils sont déjà dans les références. Il n’en est pas moins que sur le sujet des pauvres laborieux, ces mêmes médecins sont absents de leur devoir quotidien. C’est donc face à cette absence que Landré rend compte des femmes et leur adresse un savoir complémentaire et accessible par le prix. Comme l’écrit Roy Porter :

L’automédication faisait partie d’une culture médicale profane, puisant ses racines dans la communauté et dans la sagesse populaire. […] Le prédicateur américain Cotton Mather, pionnier de la variolisation, avait trois filles : la première fut donc une cuisinière habile, la deuxième apprit la couture et la troisième la médecine domestique.[31]

Comme nous l’avons déjà dit, les femmes sont les garantes du soin au sein de la famille, et puisque les médecins cupides se détournent des familles pauvres, les derniers spécialistes de la médecine domestique ne sont autres que les mères, les filles, les femmes.

La fin de son ouvrage, par l’« Exoration au lecteur », renforce cet état d’urgence pour le peuple puisque l’auteur s’inquiète d’un savoir, d’une mémoire, qui disparaît :

Et cependant que tu ocuperas, par quelque temps desrobé, de tes plus severes estudes, ton esprit à la leçon de petit cout, mais toutefois fort proufitable, je m’adonneray à expolir quelques œuvres, que par cy avant j’avoye bati, en suyvant l’Ourse, laquelle à fine force de leicher, fait qu’une piece de chair morte, reçoive vie. Lesquels certes (si trop grand amour de moy ne me trompe) pourront à l’envie de peu de calomniateurs, servir grandement à la societé humaine. A laquelle orner tant qu’il plaira au maistre de l’œuvre, nous employerons tous noz diurnes, & nocturnes efforts : ne voulans suyvre ceux, desquels la mémoire se pert avec le son, c’est à dire, qu’ils ne delaissent à leur posterité chose par laquelle on puisse entendre qu’ils ayent vescu[32] [en heureux labeur][33].

Cette « mémoire qui se perd avec le son » c’est évidemment le savoir oral pratiqué dans les milieux ruraux mais aussi, au-delà, celui qui fait la culture d’un peuple. Cette culture orale, comme l’explique Muchembled dans nombre de ses ouvrages, est transmise de femmes en femmes :

Le rôle de la femme commence au chevet – le berceau étant alors l’apanage des riches et des nobles – du nouveau-né. Il est alors exclusif, jusqu’à ce que l’enfant atteigne sept ans environ. Par la parole, mais aussi par l’exemple et par l’imitation, les enfants acquièrent, à un âge de grande réceptivité, un bagage culturel qui consiste en sentences, observations pratiques, recettes diverses, que je décrirai plus loin. Cette culture maternelle perd sa primauté, pour les garçons, quand la seconde enfance les pousse derrière les pas de leur père, devenu à son tour modèle pratique, et qui les initie au travail comme aux loisirs, les entraînant aux champs ou au cabaret. Les filles, elles, continuent dans l’ombre de leur mère à accumuler le savoir de celle-ci, qu’elles reproduiront à leur tour auprès de leurs enfants.[34]

Si les femmes sont à ce point impliquées dans le quotidien du peuple, rien qu’en préservant par écrit ce qui jusque là était préservé par le son, d’oreille à oreille, Landré ne peut pas ne pas s’adresser à elles. Plus insistant encore, ce médecin de cour dit vouloir défendre ce savoir quitte à y passer ses jours et ses nuits pour que comme l’ours, à force de lécher, il fasse « qu’une piece de chair morte, reçoive vie ». En inscrivant sur papier, dans l’Œcoïatrie, un savoir en partie oral, Landré rend hommage à ses détenteurs mais leur permet aussi de continuer à le faire circuler. Plus encore, il légitime les femmes de ces foyers abandonnés de devenir œcoïatres. Non seulement, Landré leur rend hommage, mais il leur donne des remèdes supplémentaires pour améliorer leur pratique médicale quotidienne et, mieux encore, il leur donne le moyen institutionnel de se défendre face à des autorités non toujours souples avec les femmes savantes. En les rendant spécialistes, il garantit ces femmes autant que leur savoir.

Conclusion

En conclusion, l’Œcoïatrie est une pratique ancienne devenue spécialité médicale, faisant de la femme une spécialiste de la médecine domestique. Autant qu’il est possible, Landré propose dans ce recueil une pharmacopée non coûteuse mais efficace qui permette de soigner cette partie pauvre de la France délaissée par la plupart de ses confrères. Cette éthique médicale est très importante puisqu’en écrivant ce traité de médecine domestique il va à l’encontre d’un système corporatif élitiste, et défend un savoir non seulement rural mais surtout féminin. Pareillement à ses confrères, Landré aborde la femme via sa différence corporelle et ses besoins distincts de ceux des hommes, mais à leur différence il les implique comme référents médicaux et destinataires de l’ouvrage : les femmes sont œcoïatres aux côtés de Galien et Dioscoride.

Notes

[1] Christofle Landré, « Œcoïatrie », dans Les secrets du Seigneur Alexis Piemontois, Paris, Hierosme de Marnef, 1573, p. 871.

[2] Ibid.

[3] Christofle Landré, « Œcoïatrie », op. cit., p. 872-874.

[4] Ibid.

[5] Roy Porter, « Les stratégies thérapeutiques », in Histoire de la pensée médicale en Occident, 2. De la Renaissance aux Lumières, dir. par Mirko D. Grmek, Paris, seuil, 1997, p. 201-203.

[6] Christofle Landré, « Œcoïatrie », op. cit., p. 888-889.

[7] Hippocrate, Des lieux dans l’homme, Tome 6, in Œuvres complètes, par Émile Littré, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1849, p. 345.

[8] Ibid.

[9] Cours, sur la médecine des femmes, donné par Concetta Pennuto le 20 octobre 2014, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, Tours.

[10] Christofle Landré, « Œcoïatrie », op. cit., p. 898.

[11] Ibid., p. 902-903.

[12] Ibid., p. 884-885.

[13] Ibid., p. 891-892.

[14] Robert Muchembled, Histoire du diable, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 108.

[15] Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Flammarion, 1978 ; rééd. 1991, « Champs », p. 79-118.

[16] Ibid., p. 85-86.

[17] Ibid.

[18] Christofle Landré, « Œcoïatrie », op. cit., p. 899-900.

[19] Ibid., p. 897.

[20] Ibid., p. 879.

[21] Ibid., p. 882.

[22] Ibid., p. 902.

[23] Tobie Nathan, Isabelle Stengers, Médecins et sorciers, Paris, La Découverte, 2012, « Les empêcheurs de penser en rond », p. 85.

[24] Ibid., p. 125.

[25] Christofle Landré, « Œcoïatrie », op. cit., p. 890.

[26] Ibid., p. 898-899.

[27] Dioscoride, Pline, Oribase, Paul d’Égine, sont fréquemment cités.

[28] Christofle Landré, « Œcoïatrie », op. cit., p. 872.

[29] Ambroise Paré, Traicté de la Peste, de la petite Verolle & Rougeolle, Paris, André Wechel, 1568, chapitres 20 et 21, p. 86-92.

[30] Mirko D. Grmek, « Le concept de Maladie », in Histoire de la pensée médicale en Occident, op. cit., p. 157-158.

[31] Roy Porter, « Les stratégies thérapeutiques », in Histoire de la pensée médicale en occident, op. cit., p. 203.

[32] Christofle Landré, « Œcoïatrie », op. cit., p. 911.

[33] Leonhart Fuchs, « L’Œcoïatrie contenant en soy (sous choses viles) plusieurs receptes necessaires à un chacun », dans Histoire générale des plantes et herbes avec leur propriété, Rouen, Daniel Cousturier, 1625, p. 209. Cette reprise des travaux de Landré ne cite pas son nom, l’Œcoïatrie est jointe à d’autres traités pharmacologiques et médicaux.

[34] Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites, op. cit., p. 89.

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