Santé en Région Centre au Moyen Âge et à la Renaissance
Charles Falaiseau : parcours d’un médecin tourangeau du XVIe siècle. Pratique personnelle et environnement médical en Touraine
Isabelle Girault Raynaud, médecin à Tours
Immersion dans la pratique médicale de ce médecin du XVIe siècle
Voici Charles Drouin. C’est un marchand aisé. Il est le voisin de Charles Falaiseau. Il ne va pas bien et cela se voit.
Charles Falaiseau, qui rédige en 1578 devant notaire un certificat à son sujet, avec le concours de Victor Rapin maître apothicaire,
déclare et confesse pour vérité que depuis 2 jours ils ont vu et visité sire Charles Drouyn marchand demeurant audit Tours lequel ils ont dit avoir trouvé travaillé d’une grande tumeur et érisipèle de toute la face avec fièvre et inquiétude bien grande et que pour ces causes il est nécessaire lui tirer du sang et purger, ou plusieurs autres remèdes qui sont à appliquer. Et que pour ces occurrences ledit Drouyn ne peut ni pourrait aucunement se mettre à chemin pour entreprendre un voyage sans encourir évident péril de sa vie.
Essayons de décrypter le raisonnement médical de Charles Falaiseau et de son collègue apothicaire. Quatre mots-clés : tumeur, tirer du sang, purger, remèdes à appliquer. On retrouve là typiquement la pensée médicale du XVIe siècle, héritée de Galien. Cette année-là, en 1578, Ambroise Paré fait paraître la huitième édition de ses Œuvres : on y retrouve exactement le vocabulaire employé par Charles Falaiseau.
Voici l’arbre diagnostique d’Ambroise Paré sur ce qu’il appelle les « tumeurs », un mot qui veut dire « œdème », « gonflement ». On trouve ici l’érysipèle : « tumeur engendrée par une matière naturelle chaude et bilieuse ».
Le terme « bilieuse » nous fait plonger dans le monde des « humeurs ». Cette tumeur érysipèle est faite de « cholère » c’est-à-dire de bile jaune, une des quatre humeurs du corps. Pour mémoire, les quatre humeurs sont le sang, le flegme ou pituite (humeur qui vient du cerveau), la bile jaune (humeur qui vient du foie) et la bile noire (humeur qui vient de la rate). On sait, depuis qu’Hippocrate et Galien l’ont affirmé, que tout déséquilibre entre ces humeurs est cause de maladie.
Comment le soigner ? Je reprends ce qu’écrit Paré dans ses Œuvres, et nous allons retrouver l’essentiel dans le traitement de Charles Falaiseau :
Pour la curation de l’Erysipelas nous devons avoir deux intentions à sçavoir vacuation et réfrigération[1].
La vacuation, qui implique de « tirer du sang », « saigner », « purger », s’ajoute à la réfrigération. L’ensemble décrit peut-être un clystère réfrigérant. Les « remèdes à appliquer » sur la peau, fabriqués par l’apothicaire présent, sont, dans ce type de cas, choisis « froids et humides ».
On voit à travers ce certificat médical que Charles Falaiseau utilise les raisonnements et les traitements de son époque. Ce traitement a manifestement été efficace. Charles Drouin a guéri ! Il a poursuivi sa vie de marchand et nous le retrouverons un peu plus loin dans la vie de Charles Falaiseau, son voisin médecin.
Un mot du XXIe siècle : l’érysipèle est une infection sous-cutanée due au streptocoque. Elle est bien sûr favorisée par la mauvaise hygiène. Elle est aisément guérie depuis la découverte de la pénicilline en 1928. D’ailleurs on ne voit quasiment plus d’érysipèle de la face. On en voit toujours aujourd’hui au niveau des jambes.
Je vous propose de sortir un instant de cet univers de la médecine du XVIe siècle pour nous intéresser au parcours du médecin, de l’homme, qu’était Charles Falaiseau.
Sa naissance
Il est né le 23 décembre 1534 selon une chronique familiale écrite au XVIIe siècle par un de ses neveux[2]. Il n’y a bien sûr pas de registres de baptême à cette époque pour confirmer cette date. Eu égard à la fiabilité de la source, cette date est toutefois très probable ; en outre, elle concorde bien avec la chronologie du reste de sa vie.
Dans quelle famille Charles Falaiseau voit-il le jour ?
Une famille de notables, essentiellement de juristes, d’officiers de l’état, dans sa famille paternelle comme maternelle. On y trouve plusieurs maires de Tours (pour mémoire à l’époque on était maire pendant un an seulement). Son grand-père paternel, Jehan Falaiseau, a été lieutenant du bailli de Touraine (à Chinon puis à Tours) à la fin du XVe siècle, puis maire de Tours en 1490.
Son père, Jehan Falaiseau, est écuyer.
Il a été commis de Jacques de Beaune (le surintendant des finances de François 1er), receveur des tailles en Normandie, receveur général à Caen en Normandie, receveur des tailles de l’élection d’Arques, toujours en Normandie. Il deviendra un peu plus tard échevin puis maire de Tours en 1554 et prendra une mesure salutaire : il engagera un charretier « muni de 4 bons tombereaux pour ôter les immondices dans les rues et ruettes, autant qu’il y en a »[3], avec des consignes précises quant aux jours de nettoyage de telle ou telle partie de la ville – ce qui est un point sanitaire important.
Quant à sa famille maternelle, elle est au moins aussi notable : sa mère Ysabeau est fille et petite-fille de deux « lieutenants particuliers » qui furent également tous deux maires de Tours.
Son grand-père fut maire de Tours en 1513, et son arrière-grand-père Étienne Ragueneau également lieutenant particulier fut maire de Tours en 1482 (pour mémoire, le maire est élu pour un an seulement). Il a existé longtemps à Tours une rue Ragueneau (à l’endroit de ce qui est aujourd’hui le Centre de Création Contemporaine Olivier Debré).
Une famille protestante, un protestantisme sans doute encore très peu affiché et peut-être encore balbutiant en cette année 1534. Ce protestantisme sera par la suite porté haut par les membres de sa famille.
Une famille qui vit à Tours, paroisse Saint Saturnin, cette paroisse où résident les plus riches personnes de la ville, et qui se situe globalement entre l’église Saint Julien et la partie de la rue du commerce qui va vers la place Plumereau, partie de la ville dont il est difficile aujourd’hui d’imaginer ce qu’elle fut au XVIe siècle puisqu’elle a été largement détruite par les bombardements de la guerre en 1940. On peut s’en faire une petite idée à travers l’hôtel Gouin, tel qu’on l’appelle aujourd’hui, et les quelques pans encore debout de la résidence de Jacques de Beaune. C’était le quartier de l’hôtel de ville et du présidial (tribunal).
Charles est manifestement le petit dernier de la famille. Son frère aîné Jehan est né dix ans plus tôt, en 1524, et ils ont trois sœurs : Anne qui est sans doute une des premières de la fratrie, Marie et Ysabeau.
Pourquoi va-t-il devenir médecin ?
Il naît dans une famille d’officiers de l’état, de juristes. Son frère aîné va faire des études de droit et devenir avocat. Quelle idée de devenir médecin ? Je ne prendrai pas beaucoup de risques à avancer l’hypothèse d’une influence majeure de celui qui fut son beau-frère et qui fut un médecin éminent : Martin Grégoire. Sa sœur aînée Anne a probablement 12 ou 13 ans de plus que lui. Elle est mariée à Martin Grégoire, médecin, qui a probablement au moins une quinzaine d’années plus qu’elle.
Une parenthèse sur Martin Grégoire, très belle figure de la médecine tourangelle
L’homme : un protestant, un modeste. Il habitait rue Traversaine (actuelle rue Nationale) dans une maison louée à côté de celle de son beau-père, dans la partie est de la rue, un peu au nord du croisement avec la rue de la Scellerie.
Lorsqu’il fera son testament en 1552, (je commence par cela car cela montre l’homme et c’est le premier contact que j’ai eu avec lui) il dit sa confiance dans sa femme Anne, il demande à être inhumé dans l’église Saint Saturnin, donc une église catholique, mais son testament ne mentionne aucun don aux ordres mendiants comme c’était l’habitude à cette époque dans les familles catholiques. Il fait un don à son serviteur et aux pauvres de la ville. Si on lit ce testament entre les lignes on y perçoit ce protestantisme qui en 1552 restait encore souvent dans la sphère intime et n’était pas dit à l’extérieur.
Rien dans ce testament qui reflète la qualité du travail de cet homme, alors que sa contribution à l’évolution de la médecine dans cette première moitié du XVIe siècle a été déterminante : érudit, traducteur de Galien reconnu et apprécié de ses pairs… et de fait le médecin tourangeau le plus notable du XVIe siècle !
Nous avons donc là un autre médecin tourangeau du XVIe siècle et je ne voudrais pas passer à côté de son beau parcours.
Pour consulter la bibliographie complète de Martin Gégroire, cliquer ici.
En résumé, il a publié les traductions de six livres de Galien, avec plusieurs fois des rééditions :
- De ossibus ad tirones
- De usu partium corporis humani
- Introductio in pulsus ad Teuthram
- In opera omnia
- De alimentorum facultatibus
- Les quatre premiers livres de la composition des médicaments par genres
Il fut précurseur : concernant les traductions de Galien sur le pouls (pulsus) il est le deuxième à publier à Paris, en 1537, après Hermann Cruser en 1531. Leurs cinq prédécesseurs à avoir publié sur le sujet l’avaient fait en Italie ou en Suisse, entre 1490 et 1531. Martin Grégoire est pleinement à l’avant-garde de son temps. On connaît le contexte : en ce début de XVIe siècle et depuis la fin du XVe siècle on ne se contente plus d’étudier Galien à travers les traductions qui ont été faites par les Arabes puis ensuite en latin. On va traduire directement du grec au latin, voire au français pour « rétablir la vérité du texte ».
Il publie en majorité à Paris (1535 ; 1549), puis à Lyon entre 1549 et 1552, juste à la fin de sa vie.
On note une préface de Jacques Dubois (Sylvius) pour ses premières publications en 1535 et 1538. Martin Grégoire a été décrit ultérieurement comme une référence en matière de traduction grecque, référence sur laquelle Sylvius, pourtant très compétent en ce domaine, s’est appuyé :
Sylvius, on the other hand, despite his reputation as a scholar, hardly ventured independently into the field of translation from the Greek. He mostly confined himself to abstracting, arranging, annotating and systematising ancient works. Its seems what he was much helped in such matters by another member of the medical faculty, Martin Gregoire of Tours, whose Greek learning was well considered.[4]
Sylvius a-t-il été un des professeurs de Martin Grégoire ? C’est possible au vu de l’âge et du cursus de chacun. On ne retrouve pas de traces de Martin Grégoire à la faculté de Montpellier, probablement a-t-il fait ses études à Paris. Sylvius était un anatomiste « de la vieille école » s’appuyant sur les textes de Galien et entendant difficilement les constatations des dissections, dont celles de son élève Vésale. Martin Grégoire va également travailler avec quelqu’un de plus novateur : Guillaume Rondelet : il publie conjointement avec Guillaume Rondelet en 1552 (l’année de sa mort).
Martin Grégoire a publié majoritairement en latin excepté Les trois premiers livres de Claude Galien de la composition des médicaments en général rédigé en épitomé ou abrégé du grec en langage françoys au profit des commodités de tous chirurgiens et apothicaires, publié en français en 1545, intégré en 1552 dans la publication conjointe avec Rondelet puis réédité vingt ans après sa mort en 1574.
Pour approcher la pensée de Martin Grégoire, voici quelques éléments de la préface de l’Epitomé des trois premiers livres de Galien, de la composition des médicaments en général (Ibid., p. 140-146) :
Nous dirons que la fin de Médecine est Santé : laquelle est maintenue et gardée au corps de l’homme par le mutuel tempérament des humeurs et qualités dont il est composé, et corrompue par le contraire […] car faut connaître quelle coutume de vivre et régime il tenait en santé et la nature du corps, c’est-à-dire que le médecin doit savoir quel ordre de vivre a suivi le malade et en quel temps il était sain […] lors doit prescrire et ordonner médicaments propres et convenables, et de raisonnable dose et poids […] et contre les charlatans : les empiriques qui sans doctrine et méthode veulent curer souventefois faillent et sont abusés, et chaussent toutes sortes de pied à une forme […].
Martin Grégoire termine sa préface expliquant aux lecteurs que ce ne sont que les trois premiers livres de Galien et que « de brief » il publiera les sept livres entiers. Malheureusement il mourra cette même année.
Études de médecine et début d’activité professionnelle
Charles Falaiseau commence ses études à Paris où on le trouve s’inscrivant en octobre 1551 à l’université de Paris (il a seize ans) pour ses études générales.
On le retrouve six ans plus tard s’enregistrant sur le registre matricule des étudiants de la faculté de médecine de Montpellier le 24 mai 1557 auprès du procureur des étudiants, c’est-à-dire leur délégué[5]. Cela ne correspondait pas toujours à la date du début des études mais plutôt à la date à laquelle on versait le paiement de l’inscription. Il a alors vingt-trois ans. Avait-il débuté ses études de médecine à Paris au cours des années précédentes ? Les recherches à venir nous le diront peut-être.
Était-il déjà titulaire d’un des diplômes, le premier étant le baccalauréat, puis la licence et enfin le doctorat, diplômes que l’on passait souvent de manière rapprochée après une moyenne de trois années et demi d’études ? On sait que Charles Falaiseau était de retour à Tours pour se marier au plus tard en 1561. On peut imaginer qu’il s’est inscrit le 24 mai 1557 et qu’il a terminé ses études vers 1559 ou 1560.
Il arrive donc à Montpellier probablement au début de l’année 1557, dans une ville du sud « où il ne neige quasiment pas » comme disent les autres étudiants. Nous ne connaissons pas les détails de son voyage qui n’était pas simple à l’époque. Un autre étudiant, Félix Platter, originaire de Suisse, a raconté tous les détails de son propre voyage. Si je le mentionne ici c’est d’une part parce que son récit est une référence pour tous ceux qui ont voulu étudier la vie quotidienne des étudiants en médecine à Montpellier… et surtout parce que l’on sait que Félix Platter a noué des liens à cette époque avec Charles Falaiseau, comme en témoignent quelques lignes de ses Mémoires. Félix Platter fut à Montpellier de 1552 à 1557, c’était donc un « vieil étudiant » lorsque le jeune Charles Falaiseau est arrivé. On apprend que le lien entre les deux hommes persistait quarante ans plus tard.
Charles Falaiseau s’inscrit lui-même sur le registre matricule, écrivant de sa main d’où il vient et peut-être comme certains pourquoi il veut devenir médecin. Ceci après avoir prouvé qu’il est né d’un mariage légitime, qu’il n’a jamais exercé de métier manuel (ce qui exclut les barbiers chirurgiens et apothicaires) et qu’il est maître ès arts, et après avoir répondu à quelques questions sur ses connaissances. Le jeune inscrit désigne le professeur qu’il choisit comme « pater » : Guillaume Rondelet, éminent professeur de la faculté de Montpellier et avec qui son beau-frère Martin Grégoire avait travaillé et publié.
Années d’études à Montpellier
Guillaume Rondelet, qui est donc son professeur référent, est chancelier (c’est-à-dire doyen) de la faculté. Il a cinquante ans. C’est un anatomiste reconnu. Les études comprennent des séances de dissections dans le premier amphithéâtre d’anatomie au collège royal de médecine (construit à la demande de Rondelet l’année précédente). Les séances de dissection deviennent plus fréquentes (jusque-là cinq à six par an seulement, pendant la session d’hiver alors qu’au printemps on allait herboriser dans la nature alentour). Par ailleurs l’étude des plantes et des remèdes était avec l’anatomie un des piliers des études. Quant à l’esprit de l’université de Montpellier, on se référait aux textes anciens, en particulier à ceux des médecins arabes et de Galien et en même temps on intégrait les découvertes faites au gré des dissections (ce que l’on appelait le « livre de dame nature »)… avec bien souvent des différences notables entre ce que l’on avait appris des anciens et la réalité du corps humain. C’était une université où l’esprit était ouvert aux évolutions même si l’on restait très attaché à la tradition antique ; une différence notable semble-t-il avec l’université de Paris où l’on remettait plus difficilement en cause les écrits de Galien.
Les examens sont des épreuves orales devant toute la faculté. Pour le baccalauréat, tout membre de l’école, du simple élève aux docteurs régents, peut questionner le candidat. À la fin de l’épreuve, le bachelier revêt la robe rouge et reçoit un diplôme après avoir acquitté les différents paiements. Le temps de préparer la licence, il accompagnera des docteurs de la ville ou des alentours, réalisant une sorte de stage pratique pendant au moins six mois. Et dans le même temps, il doit assurer une série de leçons aux autres étudiants à partir de textes d’Hippocrate et de Galien. Puis de nouveau les examens : la licence puis le doctorat. Tout cela se termine à chaque fois en banquet à la charge de l’heureux diplômé !
Le retour en Touraine
Vers 1560, Charles Falaiseau revient à Tours. Son père est décédé deux ans plus tôt alors qu’il était à Montpellier. Après les études, il convient maintenant de se marier. Il épouse Anne Sireau, issue d’une famille notable de Tours. Son grand-père a lui aussi été maire de Tours (en 1503). Ce mariage s’est fait malgré une consanguinité importante et en principe rédhibitoire (consanguinité des deuxième et troisième degrés). Dans ses bagages Anne Sireau apporte la terre et maison du Plessis à Saint-Antoine du Rocher, à quelques kilomètres au nord de Tours, ainsi que les fermes et un moulin avoisinants. Charles Falaiseau sera à partir de ce moment nommé « sieur du Plessis ». Il est probable que cette terre et ses dépendances ont généré des revenus notables. Charles Falaiseau et sa femme vont avoir un niveau de vie élevé.
Quel paysage médical à Tours ?
Les soins aux personnes sont assurés par les médecins, les chirurgiens, les apothicaires et les « charlatans ». Surtout les charlatans ! Quelques années plus tôt, en 1556, Henri II avait promulgué un décret en Touraine. Il y décrit les pratiques des empiriques, c’est-à-dire des charlatans qui se font passer pour médecins chirurgiens ou apothicaires sans être diplômés (Archives Municipales de Tours, GG22) :
Nous avons été avertis qu’en notre pays de Touraine se commet ordinairement plusieurs abus au fait de la médecine par un grand effréné nombre d’empiriques répandus en villes, bourgs et villages dudit pays faisant profession de médecins, chirurgiens, barbiers et apothicaires, bien qu’ils n’aient été approuvés en aucune université française par les maîtres et docteurs d’icelles. Et néanmoins ils donnent ordinairement médecines mortifères pour salutaires, parce qu’ils ne savent faire distinction des natures des personnes ni connaître les différences des maladies, ni les causes d’icelle, et encore moins la qualité des remèdes au grand détriment et danger de la vie des pauvres patients, nos sujets, qui à tous propos encourent grande et périlleuse fortune et dangers pour n’être pansés par médecins entendus et éprouvés […] les apothicaires oublient que leur état est de dispenser seulement les ordonnances des médecins, ils donnent les médecines eux-mêmes, ne connaissant à quelles maladies elles sont bonnes ou mauvaises.
Cet édit se terminait par l’énumération de peines sévères pour l’exercice illégal et par la proposition qu’un médecin de la ville soit élu superintendant tous les trois ans pour examiner les titres de chaque médecin, chirurgien et apothicaire et que les « approuvés » soient enregistrés au greffe de la ville. Tours est une des premières villes de France où ces règles sont promulguées. Martin Grégoire a-t-il eu un rôle dans la mise en place de ces règles ? Au vu de l’opinion qu’il émettait quatre ans plus tôt sur les « empiriques sans doctrine et méthode » on peut en émettre l’hypothèse.
À Tours en 1561, on retrouve la trace d’un procès engagé devant le Parlement de Paris par la communauté des chirurgiens de Tours (sept d’entre eux sont cités) contre un compagnon chirurgien. Il n’est pas précisé la teneur exacte du différend dans cet acte. C’est l’occasion de croiser le chemin de plusieurs chirurgiens exerçant à Tours à cette époque.
Je voudrais parler de deux d’entre eux : Jacques Coustil et René Ciret. Cela permettra de situer un peu le paysage de la chirurgie tourangelle à cette époque.
On sait que René Ciret entretenait des liens, au moins épistolaires, avec Ambroise Paré. Voici ce qu’écrit Ambroise Paré dans Des monstres tant terrestres que marins avec leurs portraits, en 1573 :
An 1569. Une femme de Tours enfanta 2 enfants gemeaux n’aians qu’une teste, lesquels s’entre-embrassaient. Et me furent donnés secs et anathomisés par Maître René Ciret maistre barbier et chirurgien, duquel le renom est assez célèbre partout le païs de Touraine, sans que je luy donne autre louange.
Il est évident que la mère n’a pas survécu à l’accouchement et que les enfants ont été extraits du ventre de leur mère après son décès. On peut imaginer comment la nouvelle de la naissance de tels « monstres » a fait rapidement le tour des paroisses de la ville. Le chirurgien René Ciret était probablement soucieux de faire avancer la science en « anatomisant » c’est-à-dire en disséquant les nouveau-nés et en envoyant ensuite leurs corps « secs » à Ambroise Paré qui les a conservés. On remarquera au passage que manifestement les corps n’ont pas été inhumés, probablement considérés en effet comme des monstres c’est-à-dire non humains.
Quant à Jacques Coustil, il fut chirurgien des aumônes de Tours de 1564 à 1571. Les aumônes font partie du paysage médical de l’époque. Ce sont les hôpitaux. De fait, ils servent surtout à héberger les pauvres, à placer en nourrice les enfants abandonnés et à recevoir et soigner, à « panser et médicamenter » les nécessiteux. C’est ainsi que Jacques Coustil reçoit le 28 mars 1564 la somme de vingt-deux livres et dix sols pour « panser et médicamenter de la grosse vérole une pauvre femme et un pauvre homme »[6]. Il s’agissait bien sûr de la syphilis.
Les chirurgiens de l’aumône se sont succédés à un rythme assez rapproché. Jacques Coustil a été un de ceux qui y a exercé le plus longtemps. Son prédécesseur était probablement mort de la peste en 1564, et le précédent était mort d’un « empoisonnement ». Il était de condition manifestement très modeste car après sa mort son fils fut lui-même placé en nourrice par l’aumône.
Charles Falaiseau a-t-il été médecin pour l’aumône ? Il n’y en a pas la trace (dans les registres de l’aumône dépouillés au XXe siècle et colligés par la Société Archéologique de Touraine). On retrouve cependant la trace de Charles Falaiseau et également de sa mère Ysabeau Ragueneau parmi les donateurs de l’aumône, perpétuant tous deux des legs initiés par Jehan Falaiseau, le père de Charles.
Où exerçait Charles Falaiseau ?
C’était un médecin de ville. Il avait une « étude » qui faisait partie de sa maison. C’est un acte de « maçonnerie et de charpenterie » qu’il conclut avec des artisans en 1584 qui va nous donner le premier indice pour découvrir l’emplacement de cette étude. Les travaux sont importants : on refait des planchers. On change des lucarnes. On enduit et blanchit les « murailles », on pose du carrelage, on brique les cloisons, les colombages. C’était donc une maison de bois et de briques à colombages et non pas de pure pierre. Il faut changer certaines huisseries dont l’une qui est pourrie par un bout du fait de son emplacement près des latrines. On remet à neuf des « vis » c’est-à-dire des escaliers. On refait aussi le « logis du portier ». C’est ainsi qu’on trouve la description d’une huisserie qui permettra d’entrer « en l’étude du bâtiment neuf ». On la situe un peu mieux lorsque l’on apprend que « l’on briquera aussi la croisée de l’étude étant du côté de Saint Julien ». C’est ainsi que l’on apprend que Charles Falaiseau avait une étude et que celle-ci se situait dans sa maison. Un des côtés de la maison est mitoyen de l’étable du sieur Drouyn (ce monsieur qui souffrait d’un érysipèle). L’autre côté donne sur le « jardin de Saint Julien » qui est le jardin de l’abbaye de St Julien.
C’est l’exploration du terrier du fief de St Julien de 1761 qui nous donne les indices suivants pour remonter au lieu exact de cette maison : elle était, à quelques mètres près, à l’emplacement de ce qui est aujourd’hui la sortie du parking Prosper Mérimée sur la rue Colbert. A l’époque c’est la Grand Rue qui est bordée de maisons serrées les unes contre les autres. Celle de Charles Falaiseau va de la Grand Rue au sud aux jardins de l’abbaye St Julien au nord. Il l’a acquise en 1582 des religieux de St Julien qui avaient quelques problèmes financiers et vendaient des bâtiments délabrés du pourtour de l’abbaye. D’où la nécessité de travaux importants avant d’y habiter.
Qu’y avait-il dans cette étude ? Probablement des livres. On verra à sa mort que Charles Falaiseau possédait une bibliothèque, et des notes personnelles sur sa pratique (c’est son fils, lui aussi médecin, qui en parlera plus tard sur son propre testament : il dit avoir gardé les notes manuscrites de son père).
Charles Falaiseau, sa vie personnelle et familiale
Lorsque Charles Falaiseau rentre de Montpellier à Tours, il retrouve son frère Jehan, de dix ans son aîné, qui a été nommé avocat du roi au présidial. Jehan Falaiseau est actif dans la vie locale et connu pour soutenir la cause du protestantisme : en 1561 il est député du tiers État pour représenter une des treize régions françaises, la Touraine Maine Anjou, et porter les doléances du tiers État aux États généraux. On retrouve dans les cahiers de doléances portés par Jehan Falaiseau un paragraphe qui porte les doléances des protestants, ce qui fut rarement le cas dans les autres provinces françaises. Ce qui est dit est conçu en termes respectueux et mesurés mais énergiques, ce qui semble bien traduire la manière de faire de cet homme.
Les années 1560 seront très agitées en Touraine. Les guerres de religion débutent au printemps 1562, majoritairement dans la vallée de la Loire. La ville de Tours est pendant cent jours aux mains des protestants avant que les catholiques ne reprennent la ville en juillet.
À partir de ce moment, Jehan Falaiseau sera reconnu pour être la tête pensante des protestants tourangeaux. Ce n’est pas un violent. Son action est méthodique, ce qui lui permettra sans doute de ne pas être massacré à la fin des cent jours. Au cours des dix années suivantes, il restera très actif et sera la figure de proue des protestants tourangeaux. Dans la suite de ces années 1560, il y aura de nombreuses altercations entre protestants et catholiques, tout particulièrement lorsque les protestants vont exercer leur culte le dimanche à Maillé (actuellement Luynes). Il semble bien que, selon les écrits de son neveu, Jehan Falaiseau finisse par être tué lors d’une « émeute populaire » en 1571.
Charles Falaiseau protestant ?
Charles Falaiseau est le frère de la tête pensante des protestants de Tours. Son beau-frère et probable mentor Martin Grégoire († 1552) était un protestant dans l’âme. Il actera régulièrement devant des notaires protestants. Deux de ses fils seront des protestants affirmés. Au cours de sa vie, il va côtoyer médecins, notables et intellectuels catholiques comme protestants : on peut penser qu’il pratiquait un protestantisme plus discret que celui de son frère, du moins pas un protestantisme militant.
Quelques exemples de sa pratique médicale
Nous avons retrouvé quatorze certificats passés devant notaire qui évoquent sa pratique. Il en a bien sûr probablement fait beaucoup d’autres. Ceux dont je vais vous parler proviennent d’une part des dépouillements systématiques du notaire Charles Bertrand, protestant, effectués par Idelette Ardoin, et d’autre part de certificats découverts par un médecin tourangeau du début du XXe siècle qui les a publiés dans la Gazette Médicale du Centre en 1905[7].
Pourquoi ces certificats ? Leur but est de montrer que l’on ne peut se déplacer, soit pour un déplacement personnel, soit (très souvent) pour justifier qu’on ne peut pas se rendre à la guerre, comme ce gentilhomme qui en 1587 explique
voulant obéir à l’édit du roi pour lequel est mandé que tous les gentilshommes de ce royaume et même ceux de sa maison, duquel il en est l’un, s’achemineraient pour assister Sa Majesté en son armée[8].
Et puis dans un des certificats le but sera d’attester que l’état de santé de prisonniers est incompatible avec leur maintien en détention. Des certificats de complaisance ? Pour certains, manifestement oui. Par exemple, Renée Delarue dit
être travaillée d’une palpitation et battement de cœur avec faiblesses et défaillances et en outre d’une deffluxion (écoulement) tombant sur la joue senestre, sur l’épaule et bras du même côté et douleur si poignante qu’elle ne peut ou pourrait aucunement s’exposer « à chaleur » ni porter l’inclemens de l’air chaud sans danger imminent de sa personne[9].
C’est une jeune femme qui a entre trente et quarante ans et qui va survivre à cette « faiblesse et défaillance » du cœur puisqu’elle ne mourra que dix-sept ans plus tard. Cette défaillance cardiaque est une bonne raison semble-t-il pour ne pas pouvoir voyager jusqu’en Beauce au mois d’août afin de rendre foi et hommage pour des terres.
Jehanne Georget est
à longtemps travaillée d’un rhume et d’affliction sur les membres, et nouvellement un éblouissement de vue et vertige si véhément qu’il lui serait impossible sans danger imminent de sa personne se mettre en chemin[10].
Elle a été vue par Charles Falaiseau et par Pierre Granier apothicaire. On ne sait pas si la dame a survécu. En tout cas, là aussi, éblouissements et vertiges sont des ressentis personnels non objectivables. Les termes « poignante » et « véhément » de ces deux certificats laissent penser que Charles Falaiseau participe à une description assez tragique des symptômes, fort propice à aider les patientes à arguer d’une maladie importante.
Nicolas Giguet
est travaillé d’une grande défluxion[11] sur le larynx et toutes les parties de la gorge, et néphritiques douleurs[12] si véhémentes avec autres fâcheux accidents (symptômes) qui l’accompagnent, qu’il ne se pourrait mettre à chemin pour faire aucun voyage sans encourir évident péril de sa vie.
Ce ne sont pas des symptômes visibles. Il se trouve que Nicolas Giguet, qui est contrôleur des guerres, est le beau-frère de Charles Falaiseau ! Et, c’est une grande particularité de ce certificat, ce n’est pas le notaire qui a rédigé le certificat mais Charles Falaiseau lui-même, le notaire n’ayant que corrigé les quelques oublis du médecin. C’est manifestement un certificat de complaisance écrit dans la précipitation. Nous sommes en 1571, l’année où Jehan Falaiseau, frère de Charles et beau-frère du patient, chef des protestants tourangeaux, est assassiné. Il devait y avoir une grande importance à ce que ce beau-frère reste à Tours.
Nous avons également trois autres certificats, qui suivent, que l’on peut supposer être de complaisance :
Louys d’Escoubleau
lequel depuis longtemps est malade d’une céphalée et douleurs intolérables pour laquelle lui ont fait plusieurs remèdes[13]
Les symptômes sont bien flous. Rien de visible. Uniquement des ressentis allégués par le patient.
Claude Bogier, sieur de Nazelles, qui souffre
d’un vertigo et éblouissement qui le prend bien fort souvent et se (si) tôt que pour quelque cause il se mouve plus vitement qu’il n’a de coutume de faire et il oyt du bruit plus qu’à son ordinaire et qu’il lui est impossible de s’agiter beaucoup soit à pied ou à cheval qu’il ne soit contraint de tomber s’il n’est soutenu par quelqu’un et ne pourrait par ainsi supporter aucune fatigue de guerre.
Nous pouvons avoir un doute au sujet de Mathurin Leloup, écuyer, qui bénéficie en juillet 1589 d’un certificat lui permettant de ne pas rejoindre le camp auquel il est appelé, car il est
malade et est travaillé d’une néphrétique […] de reins que pour quelque mouvement qu’il fasse, il y a des douleurs intolérables qui l’empêchent de reposer, et que pour cette occasion est contraint de garder le lit et la chambre, la plupart du temps et partant lui est impossible se rendre au camp sans danger imminent de sa vie [14].
Sur les quatorze certificats, cinq sont donc vraisemblablement dus à la complaisance.
Et puis il y a les vrais malades : voyons leur maladie et les traitements quand ils sont notés (trop peu souvent malheureusement).
Auguste Galland est avocat au Parlement. Charles Falaiseau et ses collègues vont le soigner plusieurs mois et établir deux certificats à sept mois d’intervalle : il est
tombé malade en cette ville d’une fièvre double tierce […] à la fin de laquelle lui est survenue une defluxion sur les jointures et même sur les genoux qui sont si douloureusement tuméfiés qu’il ne peut aucunement s’appuyer et afermer sur iceux et ne pense son mal ne pouvoir se guérir que par une diète par eux à lui prescrite pour la commencer sitôt que le soleil plus haussé rendra le temps plus doux et cependant lui conseille de garder le lit et la chambre [15].
Le traitement proposé par Charles Falaiseau est la « diète » ce qui ne signifie pas seulement un régime alimentaire mais beaucoup plus globalement un mode de vie, comme par exemple ne pas trop bouger lorsque l’on a une infection « chaude ».
En août la diète n’a pas porté ses fruits :
depuis sa maladie dernière d’un anthrax ou carboncles [furoncles] qu’il a eu es parties inférieures et fièvre longue est devenu en une telle impuissance des cuisses et jambes et a même une atrophie desdites parties qu’il lui est nécessaire de continuer longtemps la diète encommencée et se demeurer et fortifier par après pour essayer à restreindre ses vertus.
Étienne Feret et Gatien Pappillaut sont « prisonniers es prisons royales de cette ville ». Charles Falaiseau est appelé auprès d’eux avec Jacques Le Roy, également médecin, et René Ciret, chirurgien (celui qui dix ans plus tôt avait « anatomisé » les corps des deux bébés siamois et les avait envoyés à Ambroise Paré) :
lesquels sont tous 2 détenus de maladie savoir est ledit Feret d’une fièvre tierce double qui le travaille ordinairement et par chacun jour avec un abcès qui de nouveau s’est renouvelé au périnée qui lui apporte grandes douleurs en urinant et presque une totale suppression d’urine. Et ledit Pappillault travaillé de fièvre continue lente avec une descente d’intestin dans la bourse qui ne se peut réduire et douleurs de colique et néphrétique fort aiguës [16].
Voilà pour les constatations et le diagnostic. Quant au traitement :
pour pourvoir auxsusdites maladies il est nécessaire de les tenir en air pur et où le corps et l’esprit soient à repos et sans bruit et par conséquent changer le leur de la prison où ils sont détenus à présent et sans lequel changement ils sont en danger apparent de leur vie [17].
La diète, c’est-à-dire le changement de mode de vie est à l’évidence ici un traitement qui arrange bien les prisonniers. En même temps pas de doute : ces deux hommes sont réellement malades.
Au passage, nous en sommes au troisième cas de description d’infection grave de la peau. Sans doute une hygiène quelque peu défectueuse… Charles Drouyn avait guéri (sans antibiotiques !). On ne connait pas la fin de l’histoire pour les autres. Et Pappillault a une hernie inguinale (la descente d’intestin dans la bourse) qui ne veut pas réintégrer la cavité abdominale : il risque l’occlusion. Le traitement n’est malheureusement pas décrit ici, et je n’ai pas trouvé la manière de traiter les hernies inguinales à cette époque, ni dans les œuvres de Paré ni dans celles de Pigray (Paré ne décrit que le bandage herniaire une fois l’anse intestinale remise en place). On ne sait pas ce que ces deux hommes sont devenus.
Marc Dufaultroy, avocat en la cour de parlement à Paris
a été travaillé d’une ophtalmie et inflammation des yeux si rebelles que quelques remèdes dont on ay pu user elle a continué et continue jusques à maintenant se renouvelant parfois « avec » douleurs si grandes qu’il ne peut porter la claire lumière ni porter au grand air [18].
Martin Fumée, sieur de Genillé, est manifestement très malade :
est travaillé d’une défluxion sur les poumons et poitrine qui a offensé sesdits poumons et lui rend une difficulté d’haleine (il a du mal à respirer), et fort souvent la fièvre, étant déjà si exténué et maigri, de cela que pour peu de changement qu’il fasse en son régime il tombera en pys et ne se pourra relever. Et partant il lui est impossible porter aucunement la fatigue et la guerre, ni air de nuit ou de soleil chaud sur la tête [19].
Martin Fumée mourra quelques mois plus tard en 1590 à l’âge de 50 ans. Tuberculose ou autre infection pulmonaire ?
Nicolas de St Mesmin, un Orléanais, est
malade d’une défluxion sur les jointures qui l’arrête au lit la plupart du temps, et une descente aussi sur les poumons qui le menace de phtisye et qu’il lui est impossible de porter la fatigue et qu’il aurait à grand soleil et air de nuit sans danger imminent de sa personne [20].
Et Jehan de Commacre, pour lequel le traitement préconisé est mentionné : en 1587, Charles Falaiseau le visite conjointement avec Nicolas De Nancel (célèbre médecin tourangeau, auteur d’un traité sur la peste). Ils notent
qu’il est malade d’une maladie d’une grande defluxion sur les 2 gambes et genoux avec une tumeur grande desdites parties et inflammation et (?) qui lui empêche le mouvements desdites parties de façon qu’il est du tout impossible au dit sieur de Commacre de pouvoir se cheminer plus outre, soit à pied ou à cheval […] il est fort nécessaire qu’il séjourne en cette ville pour se faire médeciner et médicamenter, autrement et si promptement n’y est pourvu, il est en danger de tomber en une hydropisie et ulcères malins desdites parties [21].
Et l’on trouve dans ce certificat la mention des traitements proposés :
est nécessaire de le purger abondamment et lui faire faire une diète et provoquer les sueurs universellement, ce qui ne peut être parachevé de 2 mois.
Des traitements dans la droite ligne de ce que préconisait manifestement habituellement Charles Falaiseau.
1589-1595 : années troublées, années d’opportunités
À cette période, Charles Falaiseau devient médecin du roi. Il se fait appeler « sieur du Plessis Falaiseau ».
Années troublées
La période commence mal avec la disparition d’un de ses fils : Charles. Étudiant à Paris, il vient d’avoir seize ans. Il est enlevé le 30 septembre 1589, avec Nicolas Drouyn, quatorze ans, apprenti chez un marchand, fils de Charles Drouyn, le voisin guéri de l’érysipèle par Charles Falaiseau.
Période très troublée à Paris : la ville est aux mains des ligueurs depuis le mois de janvier, suite à l’assassinat du duc de Guise commandité par Henri III. Et Henri III vient d’être assassiné deux mois plus tôt alors qu’il s’apprêtait à reconquérir Paris. Henri de Navarre est son successeur légitime… mais protestant. Paris fête ouvertement l’assassinat d’Henri III. Il ne fait pas bon y être royaliste ou protestant. La majorité des membres du Parlement s’est réfugiée… à Tours !
Ce n’est que le jour de Pâques 1590, six mois plus tard, que les enfants sont aperçus à la fenêtre du troisième étage de la maison d’un cabaretier par un Tourangeau travaillant pour Charles Drouyn. Cet homme les avait cherchés en vain depuis six mois. Nous n’avons pas tous les détails de l’histoire. Impossible de faire sortir les enfants : les ravisseurs exigent le paiement de leur nourriture. Il faudra encore six mois avant que les deux garçons ne regagnent leur liberté en s’évadant ![22]
Années d’opportunités
Charles Falaiseau participe en 1589, en tant qu’expert médical, à un procès en sorcellerie à Tours. C’est l’occasion de voir le regard porté par Charles Falaiseau et ses collègues sur ces présomptions de sorcellerie très présentes au XVIe siècle. C’est Pierre Pigray chirurgien du roi Henri III, qui raconte les détails quelques années plus tard dans ses mémoires :
En 1589 la cour de Parlement de Paris étant réfugiée à Tours nomma Messieurs Le Roy, Falaiseau, Renard, médecins du roi et moi pour voir et visiter 14 tant hommes que femmes, qui étaient appelantes de la mort, pour être accusés de sorcellerie. La visitation en fut faite par nous en la présence de 2 conseillers de ladite cour. Nous vîmes les rapports qui avaient été faits, sur lesquels avait été fondé leur jugement par le premier juge : je ne sais pas la capacité ni la fidélité de ceux qui avaient rapporté, mais nous ne trouvâmes rien de ce qu’ils disaient, entre autres choses, qu’il y avait certaines places sur eux du tout insensibles : nous les visitâmes fort diligemment, sans rien oublier de tout ce qui y est requis, les faisant dépouiller tout nus : ils furent piqués en plusieurs endroits, mais ils avaient le sentiment fort aigu. Nous les interrogeâmes sur plusieurs points, comme on fait les mélancoliques, nous n’y reconnûmes que de pauvres gens stupides, dépravés de leur imagination, les uns qui se souciaient de mourir, les autres qui le désiraient : notre avis fut de leur bailler plutôt de l’hellébore pour les purger, qu’autre remède pour les punir.
Et Pigray continue en expliquant très bien ce qu’a été le raisonnement de ces médecins :
Ne voulant pas juger par la voie commune mais par celle de la raison, et vaut mieux ce me semble es choses de difficile preuve, et dangereuse créance, pencher vers le doute que vers l’assurance: la cour les renvoya suivant notre rapport [23].
Cet épisode est rapporté dans des livres d’histoire de la sorcellerie comme un des premiers procès où les médecins n’ont pas cautionné la thèse de la sorcellerie. L’immense majorité des juristes de cette fin de XVIe siècle croit en la sorcellerie et au pouvoir du démon. Plusieurs ont écrit des traités à ce sujet. De nombreux médecins, même les plus précurseurs, adhèrent aux thèses de sorcellerie, y compris Fernel, ou Paré : « les démons se forment tout subit en ce qui leur plaît, souvent on les voit se transformer en serpents, crapauds, chat-huants, corbeaux ».[24]
C’est pourquoi il faut souligner qu’ici les motivations du diagnostic, tels que les explique Pigray, sont manifestement novatrices !
Les membres du Parlement de Paris sont à Tours. On croise à Tours de nombreux notables.
Charles Falaiseau va être appelé au chevet de Jacques-Auguste de Thou, qu’il connaît déjà. À cette époque Jacques-Auguste De Thou a une petite quarantaine d’années. Il est maître des requêtes au Parlement de Paris et conseiller d’État. Proche d’Henri III, il a œuvré à la réconciliation d’Henri III et Henri de Navarre (celle qui s’est faite dans les jardins du château du Plessis à Tours en avril 1589). Depuis la mort d’Henri III, il est entré au service d’Henri de Navarre et va le suivre en campagne pendant toutes les années de reconquête du pays. Lorsqu’il est à Tours, où siège le Parlement, par exemple en janvier 1590, Jacques de Thou loge chez Charles Falaiseau.
Nous sommes en 1592, Henri IV n’a pas encore conquis Paris, il soumet les villes de province les unes après les autres, avec plus ou moins de succès. Il vient de mettre le siège devant Rouen qui résiste. C’est un siège difficile. Les maladies se répandent. Quittant le siège de Rouen, Jacques Auguste de Thou se dirige vers Tours, envoyé en mission par Henri IV. Sur le chemin de Chartres à Tours, il tombe gravement malade, comme il va le raconter plus tard dans ses mémoires. On apprend
qu’il souffrit son mal le plus patiemment qu’il put jusqu’à Tours, tantôt allant à cheval, tantôt en carrosse, quelquefois en litière. Peu s’en fallut qu’il ne mourut en chemin la dernière journée. Sitôt qu’il fut arrivé, Charles Falaiseau et François Lavau, médecins célèbres, et tous 2 de ses amis, le vinrent voir. Diane d’Angoulême lui envoya aussi son médecin nommé Jaunai. Son mal venait du séjour de 4 mois qu’il avait fait au camp devant Rouen où l’air corrompu par la longueur du siège avait causé la peste. En effet au bout de 3 jours on aperçut autour de ses reins ces espèces de charbons qui sont les marques certaines de cette maladie, et l’on désespéra absolument de sa guérison. On ne négligea rien contre un mal si dangereux, jusqu’au 14e jour que, de l’avis de Falaiseau, qui disait s’être quelquefois servi de ce remède avec succès, on lui fit prendre dans de l’eau cordiale une infusion d’une pierre de bézoard que la duchesse d’Angoulême avait donné à Jaunai son médecin. Ce remède lui causa de fréquentes défaillances, mais les charbons se dissipèrent, ses forces se rétablirent à mesure que la fièvre diminua, et sa santé revint entièrement quelque temps après [25].
Le bézoard est un corps étranger que l’on trouve le plus souvent dans l’estomac des humains ou de certains animaux. Ce sont des concrétions de type calcaire qui se font autour d’objets ingérés qui en général ne devraient pas se trouver là, par exemple de nos jours des boules de cheveux ingérés par les psychopathes. Depuis le Moyen Âge, le bézoard est un objet précieux auquel on attribue des propriétés médicinales essentiellement contre la peste et le poison. On l’appelle aussi « perle d’estomac » et on pense qu’il est le produit des larmes d’un animal fantastique. En pratique, on en extrait un peu en râpant la surface et on dissout cette poudre ici dans de « l’eau cordiale » c’est-à-dire une potion qui stimule le fonctionnement du cœur. Il y avait beaucoup de recettes d’eaux cordiales. Le citron en était manifestement un ingrédient majeur.
Pourquoi prêter des vertus à ces bézoards ? Une très belle réponse se trouve dans les écrits de Nicolas de Nancel, également médecin tourangeau de l’époque qui, lui, a laissé des écrits. Dans son « Discours très ample de la peste », en 1581, il décrit les manières de vaincre la peste :
reste d’armer et fortifier le corps humain pour entrer au combat contre son adversaire qui l’attend […] la plus forte pièce du harnais sera ferme espérance et confiance en Dieu […] puis vient, par imitation hippocratique, toutes choses qui augmentent la force naturelle, résistent à putréfaction, donc particulièrement les bézoards qui non pour être chauds ou froids secs ou humides mais de toutes leurs substances et facultés indicibles contrarient à la vapeur et corruption pestilente[26].
Le bézoard est un objet qui a résisté à la digestion, à la putréfaction, c’est dont un objet fort qui va permettre à l’être humain de résister à la pestilence et à la putréfaction. On a là un beau principe d’analogie, d’« imitation » hippocratique, entre la nature et le corps humain ! Toutefois, dès le XVIe siècle, certains médecins doutaient de ses propriétés. Quelques années plus tôt Ambroise Paré avait obtenu de Charles IX de pouvoir faire une expérience : à un homme condamné à être pendu il avait fait prendre de la poudre de bézoard en même temps qu’un poison. L’homme a absorbé tout cela joyeusement, pensant échapper à la mort. La mort l’a rattrapé sept heures plus tard, il s’est tordu de douleur avant de rendre l’âme. Et certains pensent encore en notre XXIe siècle que le bézoard a de grands pouvoirs. Souvenez-vous que c’est grâce à de la poudre de bézoard qu’Harry Potter sauve son ami Ron d’un empoisonnement ! Et je vous passe les références aux bézoards dans Docteur House…Toujours est-il que Jacques Auguste De Thou a guéri de la peste et que cela a été présenté à l’époque comme particulièrement lié à la prise de poudre de bézoard, excellent remède prescrit par Charles Falaiseau.
Charles Falaiseau médecin du roi Henri IV
Charles Falaiseau devient médecin d’Henri IV entre 1592 et 1596, très exactement « conseiller et médecin ordinaire du roi ». On devient médecin du roi par ses compétences reconnues (Henri IV était assez pragmatique) et par recommandation de l’entourage du roi.
Jacques Auguste de Thou a-t-il participé à cette nomination ? Il a très certainement raconté sa guérison au roi et vanté les mérites de Charles Falaiseau à cette occasion. Dans tous les cas, il est très probable qu’en plus des liens noués de tous temps par Charles Falaiseau avec différents notables et intellectuels, ses rencontres avec les nombreux médecins et personnalités gravitant autour du roi pendant les années troublées 1589-1593, ont favorisé cette nomination.
On connaît la fonction exacte de Charles Falaiseau auprès d’Henri IV grâce à un document de 1602 : « rôle des médecins qui peuvent pratiquer la médecine dans la ville de Paris en cette présente année 1602 »[27]. Le contexte : les apothicaires s’interdisent, selon leur serment, de délivrer certains produits sans l’ordonnance d’un médecin. Mais dans les grandes villes, comment connaître tous les médecins, comment être sûr qu’il s’agit bien d’un médecin réellement diplômé ? On communique donc une liste des médecins diplômés et aptes à prescrire à Paris.
En 1602, la faculté de médecine produit un placard imprimé, qui établit la liste officielle des praticiens autorisés à Paris. Charles Falaiseau figure parmi les « médecins du roy servans par quartier ».
Le premier médecin du roi est le personnage central, présent au quotidien aux côtés du roi. Il peut être parfois absent, d’où la création d’un « médecin ordinaire » et de huit médecins « servant par quartier » c’est-à-dire par trimestre, deux par deux. Le premier médecin et le médecin ordinaire vivent à la cour, de même que les médecins par quartier, durant leur trimestre de présence auprès du roi.
Charles Falaiseau devait donc, au titre de ses fonctions, assister au lever et au coucher du roi, lui prendre le pouls, et d’après ses constatations, donner des consignes pour le repas du souverain (sachant que le roi ne pouvant recevoir d’ordre, la prescription médicale n’est jamais commandement ou ordonnance mais conseil « agréé ou rejeté »). Dans l’après-midi, lorsque le roi revient de promenade ou de la chasse, il se déshabille (c’est le « débotté ») et le médecin aidé du premier chirurgien lui frictionne le corps. En cas de maladie : consultation des médecins sous la présidence du premier médecin, discussion du traitement, surveillance du régime… Il faut également le suivre dans ses déplacements, éventuellement veiller à la mise en place des hôpitaux de campagne. Lorsque le roi touche les écrouelles, le médecin examine préalablement les patients qui se présentent. Par ailleurs, il délivre des consultations gratuites au Louvre, de trois heures à cinq heures le mardi de chaque semaine.
Autour de cette « maison médicale », il y a aussi le service des chirurgiens, leur fonction principale consistant à pratiquer les saignées, et celui des apothicaires, chargés d’administrer les clystères.
Dernières années
En 1602, il est appelé à Genillé dans la famille de Marolles auprès du petit Michel, deux ans, qui le racontera plus tard dans ses mémoires :
j’eus une grande maladie qui faillit à m’emporter, et qui s’étant déchargée sur l’œil gauche m’ en a si fort débilité la vue […] un médecin du roi appelé Falaiseau qui me guérit augura dès lors à ce qu’on m’a dit assez favorablement de moi, considérant la formation de ma tête et ayant égard à quelques règles de la physionomie, par lesquelles il jugea que j’étais plutôt destiné à une condition paisible qu’à faire le métier pénible et turbulent de ceux dont j’étais descendu (le métier des armes) [28].
C’est ainsi que Michel de Marolles fut abbé de Villeloin, écrivain et chroniqueur du XVIIe siècle.
Adam Falaiseau
Son plus jeune fils, Adam, prendra sa suite en tant que médecin du roi. Diplômé lui aussi à Montpellier (bachelier en mars 1593, licencié en mars 1595 et docteur en août 1595) puis passé par Bâle en 1595-1596 pour compléter son savoir, il soignera lui aussi Henri IV et sera présent à l’autopsie du roi. Nous avons, à travers son testament, quelques mots sur la manière dont il a vécu l’exercice de la médecine, un petit passage très humain (testament écrit en 1617, il ne mourra qu’en 1626) :
et après je proteste devant lui [Dieu] que j’ai assuré la charge à laquelle il m’avait appelé en rondeur et sincérité, ayant toujours visé à la santé des malades qui m’ont été commis et ne leur ayant rien ordonné que je n’ai su leur être utile. N’en n’ayant point abusé au reste pour connaître du mal et savoir et avoir mauvaises intentions, mais reconnaissant à mon grand regret ma très grande ignorance et que je m’y suis employé bien follement et lâchement et que le chagrin que j’ai eu de diverses et longues incommodités de ma santé m’ont rendu quelquefois plus rude et moins secourable que je n’eusse été dont je lui demande très humblement pardon et le supplie de ne me l’imputer point[29].
Mort et postérité
Ses enfants vendent sa bibliothèque par adjudication, à David Doulceur marchand libraire à Paris, rue St Jacques, pour 1432 livres tournois. Nous n’avons malheureusement pas d’inventaire ! Nous supposons que cette bibliothèque contenue dans 6 « tonnes » (tonneaux) sera, comme à l’accoutumée en partance de Tours acheminée vers Paris par bateau.
Cette bibliothèque est le dernier indice permettant de reconstituer la vie de ce médecin qui a traversé le XVIe siècle en y exerçant la médecine typique de son temps.
Notes
[1] Ambroise Paré, Œuvres, Paris, Chez Gabriel Buon, 1579, p. 259.
[2] BnF, dossier bleu, 259 MF 23777.
[3] Acte notarié du 28 décembre 1554, ADIL, 3E1/67.
[4] Charles Singer et Coleman Rabin, A prelude to modern science, being a discussion of the history sources and circumstances of the « tabulae anatomicae sex » of Vesalius, Cambridge, Cambridge University Press for the Wellcome Historical Medical Museum, 1946, p. 26.
[5] Marcel Gouron, Matricule de l’Université de médecine de Montpellier (1503-1599), Genève, Droz, 1957, p. 140.
[6] Registres de l’aumône de Tours, ADIL, Série H, dépôt 4 / E 103.
[7] François-Émile Boutineau, Gazette Médicale du Centre, 1er octobre 1905, p. 316-317 et 15 octobre 1905, p. 326-327.
[8] 3 août 1587, ADIL, 3E1/ 219.
[9] 03 août 1580, ADIL, 3E5/231.
[10] 05 décembre 1581, ADIL, 3E5/229.
[11] Écoulement.
[12] Douleurs des reins.
[13] 10 juin 1589, ADIL, 3E5/246.
[14] 10 juillet 1589, ADIL, 3E5/247.
[15] 10 juillet 1589, ADIL, 3E5/247.
[16] Hernie inguinale étranglée.
[17] 22 mai 1579, ADIL, 3E5/231.
[18] 17 mai 1596, ADIL, 3E5/260.
[19] 22 juin 1589, ADIL, 3E5/246.
[20] 05 juin 1589, ADIL, 3E5/246.
[21] 03 août 1587, ADIL, 3E1/219.
[22] 27 août 1592, ADIL, 3E5/253.
[23] Pierre Pigray, La chirurgie tant théorique que pratique, Paris, Saugrain, 1604, p. 487-488.
[24] Les œuvres d’Ambroise Paré, huitième édition, Paris, chez Nicolas Buon, 1628, livre 25, p. 1041.
[25] Mémoires de la vie de Jacques-Auguste De Thou, première édition traduite du latin en françois, Rotterdam, chez Reinier Leers, 1711, p. 206-207.
[26] Nicolas de Nancel, « Discours tres ample de la Peste, divisé en trois livres ; adressant à Messieurs de Tours : Par M. Nic. de Nancel, Noyonnois, medecin audit Tours », p. 173-175, Paris, Denys du Val, 1581.
[27] Paul-M. Bondois, « Une précaution prise sous Henri IV contre les ordonnances irrégulières », Revue d’histoire de la pharmacie, 35ᵉ année, n°119, 1947, p. 264-266.
[28] Les mémoires de Michel de Marolles, abbé de Villeloin, Paris, chez Antoine de Sommaville, 1656, p. 3-4.
[29] Testament du 15 juin 1617 (dans 09 septembre 1626), ADIL, 3E8/552.